PERSPECTIVE:
Avec cette interview, nous entamons une série d’articles concernant le champ de l’art et comment l’art peut être rendu possible. Plusieurs approches et bonnes pratiques seront partagées et divers personnages actifs dans les arts prennent la parole pour transmettre leurs points de vues.
Le 14 janvier 2018 une procession d’artistes a déménagé l’organisation Anversoise LLS 387 au Paleisstraat. Depuis lors le nom est devenu LLS Paleis. Le défilé – initié et conçu par les artistes Ria Pacquée et Kati Heck – consistait , entre-autres, de 2 ânes et 140 êtres humains, qui ont marché pendant une heure et demie avec, en mains, des pots, des marmites, du matériel d’exposition, des pièces en papier mâché, (telles que des fèves, une tomate, une tronçonneuse, et des sacs remplis d’archives) en une procession à travers les rues, du Lange Leemstraat 387 au Paleisstraat 140. A sa tête, Stella Lohaus, la nouvelle directrice, portait une clé gigantesque. Ulrike Lindmayr – la fondatrice de l’organisation, qui passe le relais après 10 ans – se trouvait à la queue, portant un paquet de papier de toilette de la marque “DANKE”. A l’arrivée, un tapis rouge guidait les participants vers un espace de stockage organisé où ils pouvaient déposer leur charge, avant de boire un verre dans le nouvel espace. Dehors, un âne inaugurait le nouveau lieu en produisant une pile d’excréments odorants. Un discours par Stella Lohaus mentionnait la vision de LLS qui souhaite rester un espace libre pour les arts visuels, et offrir une contrepression au climat néolibéral actuel, qui, selon bon nombre de personnes, imprègne aussi le monde de l’art.
Fin janvier, nous avons discuté avec Stella lors d’une rencontre.
Stella Lohaus: Quand on parle de néolibéralisme, je pense au capitalisme, le marché libre et l’entreprenariat. Je vois surtout ce dernier terme apparaître avec plus de fréquence dans bon nombre de newsletters et d’annonces venant du gouvernement flamand….du département Culture. Dans le passé, j’ai travaillé avec beaucoup d’artistes, et plusieurs d’entre eux ont un esprit d’entrepreneur. Rien de nouveau, pensons par exemple à Rubens, un très bon artiste, et probablement aussi un excellent homme d’affaires. En d’autres mots, le fait que certains artistes ont cette qualité en eux, ne me dérange pas du tout. Ce à quoi je m’oppose, c’est que ceci risque de devenir la norme pour tous les artistes. Et c’est désavantageux pour un groupe d’artistes, qui ne maîtrise pas cet entreprenariat. Je trouve dommage que beaucoup d’évaluations soient liées à cela. (…)
Le but principal de LLS Paleis est d’essayer de faire les choses autrement. Entre deux endroits il y a une autoroute, mais il y a aussi beaucoup d’autres chemins. Et ceci ne veut pas dire que je ne veux pas atteindre le même bût que beaucoup d’autres, qui sont actifs dans les arts visuels, ont, mais je ne prends pas l’autoroute. Au milieu des chemins, en chaque ville, des flèches indiquent l’autoroute. Il faut donc presque aller à contre-courant, contre son GPS, qui devient très insistant, et dire « non, je prends ce petit chemin ». Je ne paie pas non plus de péage, et de cette façon on obtient le même but, mais en suivant un autre parcours, dans l’ombre de l’autoroute. Tu y vois beaucoup de choses intéressantes qui ne sont pas visibles à partir de l’autoroute.
Kate Mayne: Et quel est le but ?
SL: Pour moi, c’est de montrer des artistes qui font des choses importantes, et d’ainsi arriver à toucher un public. Je trouve fascinant quand on peut voir comment, quand certaines personnes visitent une exposition, quelque chose change pour eux. C’est magnifique à voir. Cela ne s’applique pas uniquement dans les arts visuels. Tu peux aussi, après une pièce de théâtre, ou suivant la lecture d’un livre, percevoir, penser, imaginer certaines choses autrement, pour toujours… et ça, pour moi, est la façon dont toute forme d’art aussi peut causer un changement de mentalité, et finalement sauver le monde (éclat de rire). Lentement mais surement.
KM: Comment les artistes réagissent à cette attitude?
SL: Beaucoup d’artistes que je connais l’affirment. Il y’a un certain esprit propre à LLS; j’aimerais aussi perpétuer ceci. Ce ne sont pas des expositions que l’on voit à d’autres endroits. Je suis aussi contre cette situation concurrentielle. Cela est dû au fait que trop de gens montrent la même chose. Quand on montre autre chose, on se complimente. C’est aussi la raison pour laquelle j’aimerais collaborer avec d’autres, mais d’après une base qui n’est pas fixée. J’aimerais m’assurer que la singularité de LLS Paleis ne soit pas affectée. Ceci compte aussi pour les subventions auxquelles nous ambitionnons ; on doit pouvoir maintenir la liberté de travailler à notre manière.
KM: Et vous recevez effectivement des subventions maintenant.
SL: Il y’a des subventions structurelles de la Communauté Flamande, valables quatre ans. Mais elles ne sont pas assez élevées pour vraiment travailler d’une bonne façon. Je travaille à mi-temps, j’ai une employée à mi-temps, la subvention qu’on reçoit est vraiment mini-mini-morum. Avec ceci, il y’a les subventions de la ville d’Anvers, mais il faut postuler chaque année. Le fait qu’on reçoive des fonds de la part de ces deux canaux est cependant important.
KM: Je lisais sur votre site que vous recevez aussi du soutien de la part de vos sympathisants.
SL: Ulrike Lindmayr a lancé l’appel en 2007, entre autres pour créer un fonds de soutien plus ample, en parallèle avec le gouvernement. Je trouve cela essentiel car, lorsque des pressions se font sentir, nous ne devenons pas dépendants d’un seul organe. Le subside compose la majeure partie, bien sûr, mais la contribution des sympathisants est dirigée vers des projets spécifiques. Cette année l’asbl a acheté un bâtiment et ce fut un grand pas en avant. Les sympathisants, ainsi que quelques donateurs, nous ont beaucoup aidés. Ulrike Lindmayr et moi avons organisé un important fundraising. Grâce à la somme qu’on a ainsi recueillie, on a pu obtenir un prêt de la banque Triodos.
KM: Qu’est-ce que tu conseilles aux artistes qui souhaiteraient faire quelque chose de similaire dans leur propre ville?
SL: Il y’a une diversité d’ artist-run spaces à Anvers. Ici, tout près de LLS Paleis, il y a Souterrain, de Lieven Segers. Je trouve important que tout le monde le fasse à sa façon. Je suis pour la diversité, pour plus de variété, j’aime qu’il y ait divers types d’initiatives. Car on ne peut apprécier les choses qu’en apprenant à les distinguer. Au plus c’est uniforme, au moins c’est intéressant. Je trouve aussi qu’il y’a un certain type d’art qui est beaucoup représenté ces temps-ci. Un ami me disait que, lorsqu’une série anglaise inclut un artiste dans le scénario, il ressemble à une sorte de Damien Hirst. A quel point est-ce que cet homme est atypique dans le monde de l’art?
KM: Il y’en a quelques-uns, et ils font beaucoup de bruit.
SL: Pour démontrer comment est un artiste, ce casting est plutôt partiel. Selon moi, les artistes qui peuvent vivre de leur œuvre en Belgique, on peut les compter sur une main. Beaucoup d’artistes doivent, à temps partiel ou non, pratiquer une autre profession pour payer leurs dépenses de base. Cela nous renvoie au début de notre conversation: la représentation de l’artiste/homme d’affaires néolibéral, n’est pas précise.
KM: Je sais que ce n’est pas facile de dire des choses générales qui peuvent être appliquées à tout le monde, mais pourrais-tu m’en dire un peu plus sur ce qui représente un artiste, selon toi ?
SL: À ce sujet je peux seulement dire que cela ne peut pas être exprimé à travers un texte ou à travers des paroles. Encore moins ce qu’est l’art. Une définition serait trop rationnelle. Je vais me limiter à ceci: un artiste, pour moi, c’est quelqu’un qui fait quelque chose d’exceptionnel.
KM: Est-ce que vous payez les artistes quand ils exposent?
SL: Les artistes qui exposent à LLS reçoivent tous un honoraire. C’est une question de principe. Autant pour participer dans une exposition collective que dans une exposition solo. Les personnes qui nous ont aidées pour la procession, qui ont réalisé les objets, celles qui ont réglé le trafic, celles qui ont préparé l’ensemble, ont toutes reçu une petite indemnité. Ce n’était pas beaucoup, mais c’était symbolique, car elles devaient être présentes.
J’essaye toujours, à partir de ma fonction, de n’exploiter personne, à aucun niveau. Le plus difficile c’est de vivre éthiquement de manière constante. Et cela ne réussit pas toujours, mais j’essaye en permanence de garder cela en tête.
À propos de Stella Lohaus:
Entre 1997 et 2011 Stella Lohaus, la fille de l’artiste défunt Bernd Lohaus, et de l’historienne d’art Anny De Decker, tenait sa propre galerie d’art. Depuis 2011, elle se consacre au patrimoine de son père et, avec sa mère et son frère Jonas, elle a créé la Fondation Bernd Lohaus. Elle est membre fondateur de LLS et travaille comme commissaire indépendant avec le collectif HELD.
La première exposition ‘FOR’, de Joëlle Tuerlinckx à LLS Paleis ouvre ses portes le dimanche 4 mars 2018 entre 15 et 18 heures. L’exposition se déroule jusqu’au 22 avril 2018.
LLS Paleis est ouvert du jeudi au dimanche de 14h à 18h.